Version imprimable

Le sourire

Le sourire est un dieu équivoque, lumière
Éphémère, fuyante risée des libellules
Qui rasent l'eau dormante et claire des étangs verts.

Frère d'Eros, il a des ailes minuscules
Et aux flèches d'argent qui peuplent son carquois
La pointe est un désir et la barbe un scrupule.

Ses yeux sont des saphirs heureux, discrètes joies
D'amour, mais quand l'oubli amuse ses prunelles,
Ils ont l'air de lapis, souvent, ou de turquoises.

La bouche est rouge, elle a la grâce d'un pastel
Et le pourpre très doux, le velours d'un œillet ;
Quand elle s'ouvre, il en sort un ruban d'étincelles.

Le sourire est un être équivoque, si léger
Qu'il ne pose pas plus qu'un oiseau sur la branche.
Il vole et se renvole, il nargue les aguets.

On croyait le tenir, il a fui comme un charme.
Pas plus qu'une hirondelle on ne le prend au piège
Et s'il était captif, il mourrait dans sa cage.

Il s'arrête par-ci par-là, dans un cortège
D'éclairs, jase et d'un seul coup d'aile part en fusée.
Il fait joujou, il raille, car il est très espiègle.

Il est lumière, il est parfum, il est rosée,
Il se métamorphose : flambeau, phosphorescence,
Étoile au crépuscule ; feu follet dans les prés.

Il est lumière, il a autour de ses cheveux,
Les violets, les zinzolins, les améthystes,
Les sinoples, les roses, les mauves et les bleus,

Les nuances, mais surtout les douteuses : les tristes,
Ces fleurs pâles d'avoir trop aimé le soleil,
Les blondes, ces plaisirs où l'on s'endolorise,

Les blancs trempés un peu de chair ou de paillet,
Les outre-mer, les pers et les glauques divins,
Dont se teignaient les yeux moqueurs des Immortelles.

- Oh ! les piquants bitumes sous des yeux libertins !
Oh ! les brûlants cinabres sur des joues de déesses,
Diane aux genoux blancs, et toi Vénus aux seins

Prédestinés ! - Il est parfum, et les caresses
Des odeurs souveraines animent ses baisers,
Baumes métaphysiques, spasmes par catachrèse !

Il est lumière, il est parfum, il est rosée.

Le sourire est un dieu équivoque et charmeur.
- Envoi. - Ah ! chère ! Il t'aime, il vient à toi en roi.
Il installe son charme et sa grâce en ton cœur,

Il adore tes lèvres, tes yeux, tes dents, ta voix.

Remy de Gourmont, 8-14 nov. 1887, Lettres à Sixtine.

PrécédentSuivant