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Albert Mérat (1840-1909)
Un peintre et chroniqueur en poésie

par Pierre Blavin, lundi 7 novembre 2016, à la Cave à Poèmes

Si Albert Mérat, en dehors d’un cercle restreint d’érudits littéraires n’est pas aujourd’hui complètement oublié, c’est sans doute grâce à une absence et à un bouquet de fleurs ! Voyez le célèbre tableau de Fantin-Latour, Le coin de table :

 

Le Coin de table, Fantin-Latour, 1872

Debout : Bonnier, Blémont, Aicard. Assis : Verlaine, Rimbaud, Valade, d’Hervilly, Pelletan (homme politique) et un pot de fleurs à la place de Mérat, dit-on.

« A l'extrémité d'une table, plusieurs hommes sont réunis après un repas. Trois sont debout, de gauche à droite : Elzéar Bonnier, Emile Blémont, Jean Aicard. Cinq sont assis, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, Léon Valade, Ernest d'Hervilly, Camille Pelletan. Tous sont vêtus de noir sauf un, Camille Pelletan, qui n'est pas poète comme les autres, mais homme politique. Emile Blémont distingué par sa position centrale acquiert le tableau qu'il offre au Louvre en 1910. Deux figures au moins manquent : Charles Baudelaire, disparu en 1867, et auquel le tableau devait initialement rendre hommage, et Albert Mérat qui ne souhaitait pas être représenté en compagnie des sulfureux Verlaine et Rimbaud et fut, dit-on, remplacé par un bouquet de fleurs. »

Commentaire du tableau de Fantin-Latour
« Le coin de table » (1872) par le Musée d’Orsay

Mérat eut cet accès d’humeur probablement à la suite d’une dispute avec Rimbaud. Pourtant celui-ci avait écrit en mai 1871 dans une lettre à Paul Demeny : « la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète », Mérat, un degré en dessous, tout de même, de Verlaine. Lequel a consacré à son ami Mérat une des 27 monographies parues entre 1885 et 1892 dans la revue Les hommes d’aujourd’hui, qu’il a conclue ainsi après quelques réserves : c’est « un vrai, un bon poète qu’il convient d’aimer et d’admirer ».

D’une manière générale, Mérat était pleinement admis tant dans la société des parnassiens les plus prestigieux que parmi les poètes du Chat Noir, où il allait aussi dire ses poèmes. Dans le supplément littéraire du Figaro daté du 12 janvier 1929, c’est-à-dire vingt ans après la mort du poète, un critique, Ernest Prévot, qui l’avait côtoyé assez longtemps, a livré un panorama précis de son œuvre et apporté beaucoup de renseignements biographiques, c’est la source principale de mon bref exposé.

Aperçu biographique

Né en 1840 à Troyes, Mérat était venu assez tôt à Paris avec sa mère devenue veuve, pour faire des études de droit, comme son père et son grand-père qui avaient été avocats. Mais les lettres l’intéressaient davantage. Pour assurer sa subsistance, il avait obtenu un emploi de bureau, à la Préfecture de la Seine. C’est sans doute là qu’il rencontra Verlaine. Avec lui et avec son ami Léon Valade, il fréquenta assidument des salons, notamment celui de Nina de Villars, et des cafés où se retrouvait la fine fleur bohème de la poésie parnassienne, puis décadente ou symboliste.

À partir de 1869, les personnages que l’on voit sur le tableau de Fantin-Latour se rencontraient souvent autour d’une table dans des dîners et formaient un groupe qu’ironiquement, ils avaient eux-mêmes appelé « les vilains bonshommes », expression utilisée par un critique qui déplorait leurs applaudissements exagérés lors de la première d’une pièce de leur ami François Coppée. C’est en septembre 1871 que Rimbaud fut introduit dans le groupe par Verlaine.

Après un ensemble de sonnets composé avec Léon Valade et édité en 1863, Mérat a publié entre 1866 et 1880 huit recueils - c’est dans six d’entre eux qu’ont été choisis la plupart des poèmes à lire ce soir : Les Chimères, loué par Sainte Beuve et couronné par l’Académie française, L’Idole, Les Souvenirs, L’Adieu, Les Villes de marbre et Poèmes de Paris. Deux opuscules complètent cette liste, Le Petit Salon (1876) et Le Petit Salon (1877), chaque tableau fait l’objet d’au moins un quatrain.

Bizarrement, il n’écrira plus rien entre 1880 et 1900. Ses nouvelles fonctions, vers 1875, d’attaché à la présidence du Sénat l’ont-elles au bout de quelques années absorbé au point de lui faire perdre momentanément sa verve poétique ? Ou a-t-il vécu un long moment de neurasthénie ? On verra plus loin le pourquoi de cette hypothèse-là.

En 1900, a commencé la publication d’une dizaine de recueils dont certains, par leurs titres, font penser à des exercices de style : Triolets des parisiennes de Paris, Chansons et madrigaux, Les Trente-six quatrains à Madame, Les Trente-six dédicaces pour les Trente-six quatrains à Madame... Mais celui de 1900, Vers le soir, a été couronné par l’Académie française comme l’avait été Les Chimères en 1866 et les Triolets valent qu’on s’y attarde un instant.

Toujours au Sénat, il était bibliothécaire lorsqu’il décéda, en 1909. Ernest Prévot, le critique du Figaro, a narré sa triste fin : jeune encore, il fut affecté d’une énorme excroissance à l’une de ses joues, qu’il appelait son « côté Vénus de Milo ». Après de longues années de lourde mélancolie, il se décida à se faire opérer. L’opération fut une réussite. « Cet amant de la beauté était redevenu beau, explique Prévot dans son article, il pouvait de nouveau porter haut la tête sur sa taille majestueuse, et faire songer, dans l'enceinte du Luxembourg, à quelque médaillon d'Homère ou de Pindare ». Peu de temps après, sa santé se dégrada, il devenait hagard, se sentit devenir fou. Ayant menacé un ami en brandissant un couteau catalan, il fut hospitalisé à la Maison de Santé de la Glacière, sans doute le futur Hôpital Sainte Anne. Le lendemain matin, il fut trouvé « mort, la tête enveloppée dans son édredon, la tempe deux fois trouée, avec tant de soin que le beau masque olympien, auquel il tenait tant, n'était pas endommagé, et que la mort brusque avait à peine altéré ses traits ». C’était le 16 janvier 1909, il avait donc 69 ans.

Ses thèmes de prédilection

Comme tant de ses confrères du XIXe siècle, Albert Mérat a voyagé. Dans sa poésie, il évoque surtout l’Italie, son ciel, son soleil, ses monuments, par exemple les marbres roses de Venise. Mais il n’aime rien tant que se retrouver dans certains paysages de son pays, par exemple à Étretat ou dans les campagnes de la région parisienne, qu’il peint plaisamment dans ses poèmes. Ce plaisir du retour et de l’attachement au pays est un thème récurrent dans son œuvre. La vie à Paris est aussi un grand sujet pour lui, abondent les descriptions de vie quotidienne, les portraits de personnages de toute sorte, portraits parfois un peu satiriques. Enfin, son admiration pour les femmes se déploie dans son œuvre comme une chevelure somptueuse. C’est souvent charmant, un peu mièvre parfois. Les sonnets du recueil L’idole célèbrent à peu près toutes les parties de leur corps, sauf les fesses, comme l’ont regretté les vilains bonshommes, Verlaine et Rimbaud. Un recueil est entièrement consacré aux parisiennes : Triolets des parisiennes de Paris, il y en a près de 200 !

Quelques jugements

Par le classicisme de sa versification et l’harmonie de beaucoup de ses vers, par la plupart des sujets qu’il traite, c’est bien un poète parnassien. Cependant, ses croquis de vie parisienne le font s’approcher de la veine chansonnière et, outre l’expression de son amour du pays, l’on trouve quelques poèmes où s’expriment des idées philosophiques personnelles.

Parmi les opinions présentées par Ernest Prévot, je vous fais part de celle d’Emmanuel des Essarts : « C'est en poésie un peintre, encadrant ses tableaux dans les quatrains de la stance ou des sonnets. Il a déployé dans son art une certitude et une souplesse qu'aucun autre n'a surpassées ». Et celle-ci, de Prévot lui-même : ce qui caractérise Albert Mérat, « dans ses sonnets et dans ses autres poésies, c'est l'intuition, la science, du tableau, la finesse et la justesse de l'expression, de l'image, du coloris et des nuances. Les paysages qu'il décrit, nous pouvons être sûrs qu'il les a vus et qu'il les décrit comme il les a vus, avec ses qualités de vérité et d'acuité, sachant distinguer le trait dominant, le mettre en valeur et le fixer définitivement dans l'atmosphère qui lui convient ». « Nous pouvons être sûrs qu’il les a vus », c’est peut-être en ce sens que Rimbaud a pu dire que Mérat était un « voyant ». C’était avant Les Illuminations...

* * *

Nous avons terminé les lectures avec quelques-uns des Triolets des Parisiennes de Paris.

Rappel
Un triolet est composé de huit vers sur deux rimes et dans lequel les premier, quatrième et septième vers, ainsi que les deuxième et huitième vers, sont identiques. Le mètre d'un triolet est généralement octosyllabique.

Les triolets des Parisiennes font l’objet d’une répartition thématique. Le titre de chaque série en indique le thème.
Voici ces titres :
Prélude
Triolets des belles mortes ou des mortes d’amour
Pour les femmes
Triolets des pauvres filles
Triolets des belles filles de Montmartre
Triolets des petits trognons
Triolets des jolies filles en cheveux
Triolets des petites parisiennes
Chapeaux de femmes
Les petites tortues vivantes
Danseuses
Cléo
Les danseuses de Degas
Les modèles
Cyclistes
Les parisiennes oubliées - Toilettes de ville
A ma jolie lectrice
Chez son peintre
Trottins
Parisiennes de salon
Bureaux d’omnibus
Quand il pleut
Triolets pour finir

Sur les 200 que compte le recueil, douze ont été lus par le public.

La découverte de ce poète n’a pas déclenché pour moi à proprement parler un « coup de foudre ». Mais elle m’a fait passer d’agréables moments et j’espère qu’il en a été de même pour les participants à cette soirée.

- > Poèmes lus pendant la soirée.

On trouve la plupart des poèmes d’Albert Mérat sur Wikisource ou sur le site Gallica de la Bnf.