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Henri Heine (1797-1856)
Poésie allemande d'un poète très parisien
Soirée du 16 novembre 2009

Par Serge Dinerstein
avec la participation
de Maryse Gévaudan

Le XVIIIe siècle, à son crépuscule, accoucha de celui qui devait devenir l’un des grands poètes allemands. Poète controversé, pour reprendre une expression en vogue, controversé d’ailleurs beaucoup plus en Allemagne qu’en France où il passa une bonne partie de sa vie, et où ses pamphlets contre l’Empire ou le Roi de Bavière ne pouvaient manquer d’être accueillis avec plaisir.

Il naît fin 1797 à Düsseldorf dans une famille de confession juive, sous le prénom d’Harry, qui deviendra Heinrich pour les Allemands et Henri pour les Français. La mère descendante d’une riche famille hollandaise, très cultivée, sachant l’anglais, le français, le latin et l’hébreu et le père, négociant en tissus, ex-officier d’intendance sous le Duc de Cumberland, insouciant, frivole et généreux, selon son fils Henri. La famille vit sur un pied convenable mais ce n’est pas la richesse. C’est sa mère qui dirigea son éducation ; elle avait lu Rousseau sans lui abandonner un solide bon sens. « Si je permets volontiers, dit-elle dans une lettre, un certain élan d’enthousiasme, je hais en revanche cette sensibilité qui est aujourd’hui à la mode. » Très actuel ... ! Elle ambitionne une carrière militaire pour son fils et le fait entrer à l’école française de Düsseldorf. Vu d’Allemagne, Napoléon pouvait passer pour un disciple de Rousseau. Mais l’empire français s’écroule ; en bonne mère de famille soucieuse d’un brillant avenir, elle l’oriente vers les affaires. L’oncle Salomon, riche négociant de Hambourg, y finance pour Henri la création d’une société de courtage. Hélas, après trois années passées à faire la cour à sa cousine Amélie, les affaires périclitent, l’oncle lassé de remettre de l’argent dans un puits sans fond se résout à déclarer l’entreprise en faillite. Et son neveu et salarié le séquestre avec le soutien discret de la CGT... Non ! Je me trompe d’histoire. L’autre, l’histoire d’amour, fait également faillite : Amélie annonce son mariage avec un comte. Henri doit se résoudre à quitter Hambourg et la jolie cousine, pour se lancer dans les études de droit. Sa mère avait remarqué qu’en Angleterre et en Allemagne - elle oubliait la France -, le juriste était tout puissant, et que les avocats surtout, tenaient parmi les bavards un rôle de premier plan à cause de leur habitude de pérorer en public, grâce à quoi ils arrivaient aux postes les plus élevés de l’Etat.

À Hambourg, lors d’une visite au cours de ses études, il reverra Thérèse, la jeune sœur d’Amélie devenue entre temps une charmante jeune fille et qui ressemble étonnamment à sa sœur aînée. Il en tombe amoureux et Thérèse, semble-t-il, n’est pas indifférente. Une bonne raison pour finir ses études et décrocher un doctorat, avec l’objectif de se représenter en parti convenable chez son oncle et obtenir la main de Thérèse. Il se convertit au protestantisme, ce qui ne représente probablement pas, pour lui, un reniement car, s’il croit en Dieu, c’est une croyance totalement dégagée des rites et du cérémonial. Il espère ainsi obtenir une charge de magistrat, en vain, semble-t-il La carrière du droit lui est donc interdite, et son espoir d’épouser Thérèse, sorte de revanche de son échec avec Amélie, également. Il en gardera rancune à l’Allemagne, mais il est à noter que son cousin, le compositeur Meyerbeer obtint, lui, un poste de fonctionnaire, il est vrai dans le domaine artistique. Ce double échec amoureux pèsera lourd dans la vie de Heine. Ses déceptions se cristallisent contre l’Allemagne, contre les « riches », nonobstant le fait que l’un de ces « riches », son oncle Salomon, a déjà dépensé en pure perte beaucoup d’argent pour lui et qu’il continuera à le soutenir financièrement durant de nombreuses années.

Entretemps, il fréquente à Berlin, les salons de Rahel, admiratrice de Goethe, et publie en 1921 ses premiers poèmes, puis, plus tard, L’intermezzo lyrique chez l’éditeur berlinois Dummler, recueil qui rencontrera un franc succès. En voici un extrait :

Salon de thé

Tableau de Moritz Daniel Oppenheim (1831)Nombre de poèmes seront mis en musique, notamment par Schumann, dont, par exemple, La rose, le lys, la colombe, le soleil, l’un des plus beaux lieder, extrait de l’Intermezzo lyrique.

En 1827 et 1828, il séjourne en Italie, en Angleterre, et en France, coutume que l’on retrouve au XIXe et début du XXe siècle dans les familles de la bonne bourgeoisie allemande.. Puis, en 1931, décidément « déçu par l’Allemagne réactionnaire » selon sa propre expression, il débarque à Paris. La dernière révolution parisienne, celle de 1830, l’a enthousiasmé. Il est accueilli par Théophile Gautier, Saint-René Taillandier qui le présente comme un humoriste, tandis que Gérard de Nerval traduit entre autres, le poème peut-être le plus connu en France, La Lorelei  :

La Lorelei de Gérard de Nerval

La Lorelei, autre traduction

A Paris, il fréquente les poètes, les socialistes, et Karl Marx qui le publiera souvent dans sa revue Vorwärts (En Avant), mais aussi Balzac, Berlioz, Chopin. Il fréquente surtout les tripots et les bordels, on ne lui compte pas moins de seize adresses différentes, principalement à Montmartre. En 1841, dix ans après son arrivée en France, il épouse Mathilde Mirat, avec qui il était en ménage depuis plusieurs années. C’est une simple vendeuse (et non, comme on peut le lire dans la préface d’un recueil, une assistante commerciale, produit de notre inflation enarco-verbale).

Il retournera brièvement en Allemagne, en 1843 et 1844. En 1848, atteint d’une maladie, probablement la myopathie, il devient grabataire, mais continue à écrire. Il s’éteint le 17 février 1856, à Paris, et sera enterré au cimetière de Montmartre.

Pénétrons maintenant l’intimité du poète. Ses déceptions sociales ou politiques, même très présentes dans son œuvre, ne sont pas le moteur de son chant. C’est bien plutôt la perte de l’amour d’Amélie dont le drame l’accompagnera en sourdine sa vie entière.

Le poème suivant, traduction en vers libres, l’évoque probablement :

Ces yeux saphir

Amélie, il l’avait vue la première fois adolescent, alors qu’elle accompagnait l’oncle Salomon venu à Düsseldorf rendre visite à la famille Heine. Ce fut le coup de foudre, et quand le projet fut formé, entre sa mère et l’oncle, de l’envoyer à Hambourg pour se lancer dans les affaires, son enthousiasme était dicté par le bonheur de la revoir, devenue une jeune femme et encore plus belle. Est-ce par obéissance familiale qu’elle s’éloigna de lui, ou simplement que la séduction qu’il avait exercé sur elle se révéla superficielle ? Peut-être avait-elle, simplement, les pieds sur terre. Mais elle n’avait pas été son premier amour. Avant elle, il avait connu Stefchen.

Stefchen la Rousse : Heine avait seize ans. Elle, père et grand-père bourreaux, sauvage et solitaire. Á la mort du grand-père, elle est recueillie par une tante, dans la banlieue de Düsseldorf. La première gouvernante de Heine, Zippel, était restée très attachée à lui ; or, elle pensait qu’on lui avait jeté un sort et l’amena chez cette tante, qui avait la réputation d’être une sorcière. Henri y retourna souvent, mais ce n’était pas la tante qui l’avait ensorcelé. C’était Stefchen, devenue une jeune fille grande et mince, presque maigre, d’une grâce étrange, qui l’attirait. Un soir qu’elle venait de lui chanter une de ses anciennes ballades, Heine fut frappée de l’agitation de son amie. « Je fus tellement ébranlé, moi aussi - raconte-t-il - que je fondis soudain en larmes ; nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre en sanglotant et nous restâmes ainsi près d’une heure sans dire un mot ... » On imagine la suite. Le poème Vision de rêve évoque très probablement cette rencontre :

Vision de rêve

Dans nombre de ses poèmes, se retrouve un humour qui lui est propre, teinté de cynisme. Est-ce un réflexe de défense contre les déceptions auxquelles se heurta sa sensibilité exacerbée qui n’avait pas échappé à sa gouvernante ? Je repense à cette sentence : l’humour est la politesse du désespoir. Cela s’applique sans doute à Heine. Encore enfant, à la remise des prix de son école, il devait lire devant l’assistance un poème de son cru. Ses yeux se portèrent dans la salle sur une fillette à qui il avait voué un amour secret, si secret qu’elle-même l’ignorait, et cette vision le paralysa. Incapable de lire son poème, il quitta l’estrade, se ridiculisant aux yeux des parents d’élèves rassemblés.

La nouvelle déception, après l’espoir d’épouser Thérèse, fut ressentie par Heine avec un peu plus de recul, ce que l’on retrouve dans l’humour quelque peu amer et fataliste qui conclut le poème :

Je voulais rester un instant...

Heine se retrouve donc en France dont les idées révolutionnaires avaient nourri son enfance. La fréquentation de Marx, des socialistes utopiques (qualifiés tels par Marx qui se prétendait, lui, scientifique), et baignant dans l’effervescence politique régnant entre 1830 et 1848, l’encouragera, joints à la rancune qu’il garde à l’Allemagne, à écrire des poèmes, des pamphlets, en maniant un humour acerbe, sarcastique qui tourne parfois à la moquerie de basse cour, contre le Roi de Prusse, comme dans le poème Eloges du Roi Louis  ; mais aussi des poèmes plus graves, comme Les Tisserands de Silésie, qui fut publié dans la revue de Marx. Ce poème, composé en 1844, fut probablement inspiré par la chanson des canuts lyonnais. Une centaine de silésiens, tisserands en révolte, avaient pris d’assaut la demeure de leur patron. Le lendemain, c’était 3000 tisserands prêts à occuper une autre maison de commerce. L’armée tira sur la foule, parmi laquelle des femmes et des enfants. Le texte fut repris et chanté dans les tavernes, malgré l’interdiction des autorités et devint la Marseillaise des ouvriers allemands.

Il sollicita en 1838 une pension que lui accorda le gouvernement de Louis-Philippe. Par une certaine ironie du sort, elle prit fin avec la révolution suivante, celle de 1848.

C’est en 1848 que le poète sortit pour la dernière fois de chez lui, pour une visite au Louvre. Dans ses commentaires, il évoque cette visite, où il s’arrêta, subjugué par la Vénus de Milo. Son état de faiblesse était devenu tel qu’on dut le ramener chez lui. Il explique, avec une amertume non exempte de son humour, qu’ayant perdu ses bras, elle ne put malheureusement lui être d’aucun secours. Durant huit années, il vécut allongé sur une pile de matelas, dans un coin que sa femme Mathilde lui avait aménagé et où il continua à écrire avec de plus en plus de difficulté, à recevoir des amis, écouter des récits car il ne pouvait même plus lire, il devait soulever sa paupière pour apercevoir son visiteur. Il était réduit à l’état d'un squelette que sa garde-malade pouvait soulever toute seule. Son écriture devenait énigmatique et ses amis et secrétaires devaient déchiffrer ses écrits pour les rédiger d’une façon compréhensible. Ces dernières années de sa vie furent l’occasion pour lui de se rapprocher de Dieu. Un Dieu qu’il n’avait d’ailleurs jamais complètement renié, malgré sa proximité avec Marx et autres athées. À ceux qui le lui reprochaient, il répliquait que cela lui permettait de blasphémer en connaissance de cause.

 ***

Pour terminer cette brève présentation, je vais modestement reprendre en partie la conclusion d’Albert Spaeth dans l’édition bilingue qui parut en 1947 chez Aubier, tant elle me paraît résumer avec justesse l’œuvre et la personnalité de Henri Heine :

« “Je ne sais vraiment - a écrit Heine dans ses Reisebilder - si je mérite qu’on orne un jour mon cercueil d’une couronne de lauriers. La poésie, quel que soit mon amour pour elle, n’a jamais été pour moi qu’un jouet vénérable, un instrument sacré pour atteindre le divin. Je n’ai jamais attaché un grand prix à la gloire poétique, et peu m’importe qu’on loue ou qu’on blâme mes chants. Mais vous déposerez un glaive sur mon cercueil, car j’ai été un brave soldat dans la guerre pour la libération de l’humanité.”

Peu de penseurs ont été aussi diversement appréciés que Henri Heine. Les uns l’ont vénéré comme un prophète, les autres l’ont traîné dans la boue. En fait, sa position n’a jamais été celle d’un tribun, d’un militant. Jusque dans ses œuvres de polémique, il est resté avant tout poète et artiste. Comme poète lyrique, il vient immédiatement après Goethe. Les manuels de littérature le rangent généralement sous le groupe de la « Jeune Allemagne ». À vrai dire, on ne saurait l’enfermer dans le cadre étroit d’une école. Il a été tour à tour et en même temps classique, romantique, réaliste et moderne. Classique par son culte de la forme, romantique par l’utilisation des motifs et des procédés du Volkslied, la chanson populaire allemande, réaliste par sa vision et son jugement pénétrant des hommes et des choses, moderne enfin par son art d’évoquer une atmosphère, de suggérer en peu de mots une émotion ou une sensation, il reste au demeurant en marge de toute école.

“Eh ! - s’écriait Bismarck un jour, en reprochant aux nationalistes allemands de vouloir exclure Heine du Panthéon germanique - ces messieurs oublient-ils donc tout à fait que Heine est un poète de Lieder auprès duquel Goethe seul peut être nommé, et que le Lied est justement une forme de poésie particulièrement allemande ?” L’influence de Heine n’a pas été moins féconde à l’étranger. En France surtout, où son lyrisme à la fois fluide et dépouillé a inspiré Parnassiens et Symbolistes. Saluons au passage la largesse d’esprit de Bismarck. »

Images
Dessin de 1829.
Tableau de Moritz Daniel Oppenheim (1831)
Timbre édité en 1956 par la Deutsche Bundespost pour le centenaire de la mort de Heine.

Principaux ouvrages et sites consultés

Le Livre des chants, Aubier Montaigne, 1992.
Buch der Lieder, éditions Philipp Reclam, Leipzig 1970.
Romancero, Aubier, 1976.
-- Nouveaux poèmes,  Gallimard, 1998.
-- site wikipedia.
 
Comme d'habitude dans ce genre de soirée, des "cavistes" ont lu une vingtaine de poèmes de Heine proposés quinze jours avant par Serge et Maryse.

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