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Remy de Gourmont, un sceptique un peu mystique
lundi 18 juin 2012

Par Pierre Blavin

Remy de Gourmont, qui a vécu de 1858 à 1915, fait partie de ces écrivains qui, ayant joué un rôle important et reconnu dans la littérature française, tombent dans l’oubli. Voici quelques phrases* relevées dans Bourlinguer, de Blaise Cendrars, publié en 1948. L’auteur - il avait alors 23 ans -,y évoque une promenade sur les quais de la Seine en 1910 :

« Par un bel après-midi de fin d'été je flânais le long des quais. J'allai m'accoter entre deux boîtes de bouquinistes suivant dans son mouvement un homme qui, à son insu, me traînait à sa suite depuis un moment déjà et qui était allé s’installer dans cette espèce d’embrasure donnant sur le fleuve, accoudé sur un in-folio, genre antiphonaire à reliure cassée, qu’il venait de dénicher dans un fatras d’imprimés [...] J’avais le cœur qui me battait dans la gorge tellement j’étais ému d’être là, tout contre cet homme célèbre qui s’était rangé de mauvaise grâce pour me faire place, comme s’il eût craint une indiscrétion. [...] J’aurais tant voulu saisir au moins une fois son regard depuis le temps que je le suivais sur les quais quand je le rencontrais, fouinant dans les boîtes des bouquinistes, tout à la fois absorbé et distrait, ne prenant garde à personne, le nez dans un livre, les yeux dissimulés derrière un lorgnon. [...] On le sentait seul. [...] Il était boutonné jusqu'au menton dans un long manteau noir, à pèlerine retombant des épaules jusqu'aux hanches, plus longue par devant que par derrière [...]. Il avait l’air d’une gargouille accoudée, conscient de sa force, de son prestige, mais une gargouille. [...] Le grand homme fit demi-tour et s'en alla sans rien dire, son lourd antiphonaire sous le bras... »

Vous l’avez compris, Cendrars décrit ainsi Remy de Gourmont, alors âgé de 53 ans ; pour lui, c’est un « homme célèbre », un « grand homme », c’est, précise-t-il, quelques lignes plus loin, l’écrivain qu’il admirait le plus au monde. Il raconte ensuite qu’il l’aborda le lendemain et qu’ils allèrent ensemble au cinéma. « Le surlendemain, poursuit-il, c’est lui qui m’entraîna chez lui et je vis la tanière du maître tapissée de livres du haut en bas [...]. C’était sous les toits, un étroit grenier, pas commode et inconfortable ». Il peut maintenant croiser son regard, mais, écrit-il, « Il était lépreux... Quelle était la couleur de ses yeux ? C’est curieux, je n’arrive pas à me le rappeler, mais je vois briller, comme jamais je ne l’ai vu de son vivant, son regard désespéré, l’œil animal de la souffrance, la Douleur de vivre [...] ».

Lépreux. Ce mot approximatif fait allusion au lupus, qui, à 41 ans, en 1899, s’attaqua au visage de l’écrivain. Cette affection cutanée d'origine tuberculeuse, soignée par cautérisations, le défigura gravement, au point qu’il vécut pratiquement comme un reclus pendant quinze ou seize ans jusqu’à sa mort en 1915. L’apparition de ce lupus semble avoir été l’événement le plus désagréable et douloureux d’une vie « plate » et « dépourvue d’agitation », selon les termes employés par Charles Dantzig dans la biographie qu’il lui a consacrée, et qui est parue une première fois en 1990. Selon lui, la vie de Remy de Gourmont pourrait se résumer par « il a écrit ». Voyons cela.

 

* On peut lire, dans un découpage et avec des choix un peu différents, des citations de ce texte de Cendrars dans la note biographique que Jean de Gourmont a consacrée à son grand-oncle.

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Principaux documents consultés

Charles Dantzig, Remy de Gourmont - Cher Vieux Daim, Grasset, 1990, réédité en 2008.

Remy de Gourmont, L’Odeur des jacynthes, choix et présentation par Michel Houellebecq, Orphée, La Différence, 1991

Site « Les Amateurs de Remy de Gourmont ».

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