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Les « tables parlantes »

La « fluidomanie » était très à la mode à cette époque en France. C’est Delphine de Girardin qui en a introduit à Jersey la pratique dans la famille Hugo. Pendant deux ans, Victor, Adèle et leurs enfants et, épisodiquement des proscrits invités, ont passé des nuits, jusqu’à deux ou trois heures du matin à interroger les esprits - et parfois les séances commençaient l’après-midi. Si un coup est frappé, la table a dit « oui », et pour « non », c’est deux coups. Pour le reste, on suit l’alphabet : un coup pour A, deux pour B, trois pour C... et 26 pour Z. On imagine le temps qu’il faut pour transcrire le moindre mot. Eh bien ! ce sont des milliers de lignes qui ont été consignées dans les procès verbaux des séances. Et la liste est longue des esprits très divers qui auraient cogné : Léopoldine, la première, et puis Dante, Jésus-Christ, Shakespeare, Chateaubriand, Vulcain, une ombre, la Gloire, Racine, l’Idée, la Comédie, la Prière, le Drame, la Tragédie... et même un vivant, et quel vivant ! Napoléon III. Je suis loin d’avoir cité tout le monde. C’est à Charles, le fils aîné, que la table aurait accepté le plus souvent de parler. Et qu’aurait-elle exprimé, la table : les idées, les visions de Victor Hugo ! Les degrés de croyance au phénomène étaient variés, de l’enthousiasme d’Adèle au scepticisme de certains proscrits. Victor, lui, se posait parfois des questions. Quant à Juliette, qui n’assistait pas aux séances, elle n’y croyait pas du tout et déplorait cette nouvelle activité qui lui arrachait encore un peu plus son tyran adoré et égaré. Un jour, dans une lettre agacée et mordante, elle lui a écrit : « Couchez-vous et dormez, et laissez-moi tranquille, d'autant plus que je n'ai pas de table complaisante qui me donne des sujets tout faits, chapitre par chapitre. Songez que je suis mon Dante à moi-même, mon Ésope et mon Shakespeare. [...] Sur ce, je vous cogne mes plus tendres sentiments ».

En octobre 1855, un des proscrits, qui avait souvent participé aux séances, est frappé de folie homicide. Adèle-fille devient de plus en plus bizarre. Au grand dam d’Adèle-mère, qui y avait pris goût, Victor Hugo décide de mettre un terme aux séances de spiritisme et se tiendra fermement à cette décision.

Il reste que le contenu des procès verbaux, en grande partie, se retrouvera adapté et versifié dans Les Contemplations et, plus tard, dans d’autres recueils, notamment Dieu et La fin de Satan.

Pierre Blavin, Présentation des Contemplations de Victor Hugo - 3

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