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« J’ai su tout dire »

« ... J'ai su tout dire/Faire pleurer et faire rire/Et montrer le monde nouveau »,
écrit-il encore dans ce poème que j'ai pris ce soir comme guide. « Montrer le monde nouveau », c'est sans doute une allusion à la revue qu'il avait fondée en 1874, La Revue du Monde Nouveau, qui n'eut que trois numéros mais dont les thèmes furent repris dix ans plus tard par les « décadents » et les symbolistes. Ce qu'était ce « monde nouveau » n'est pas facile à définir, une de ses composantes en est sans doute la convergence entre science et poésie.

« Faire pleurer », par beaucoup de ses poèmes, sans doute, « faire rire », surtout avec ses monologues. Car il est souvent considéré aussi comme l'inventeur du genre littéraire du monologue. Il en a écrit plusieurs pour l'acteur Coquelin cadet, où s'épanouit son goût pour l'absurde, perceptible de façon plus ténue dans quelques poèmes.

Les surréalistes n'ont pas été sans apprécier cette caractéristique et c'est en partie grâce à eux que Cros est sorti, au XXe siècle seulement, de l'oubli. Car son Collier de santal ne s'est pratiquement pas vendu et il faudra attendre 1908, l'obstination de son fils Guy-Charles et la générosité de la poétesse Renée Vivien pour que paraisse enfin Le Collier de griffes.

Quand Cros écrit les poèmes du Coffret de santal, la poésie française est dominée d'un côté par Victor Hugo, encore bien présent, d'un autre côté par le Parnasse, où s'illustrent particulièrement Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Sully Prudhomme, Théophile Gautier, Théodore de Banville, François Coppée. Ces poètes dits parnassiens avaient réagi contre le romantisme, en prônant une poésie impersonnelle, avec la beauté pour seul objectif, l'« Art pour l'Art » selon la formule de Théophile Gautier. Après Baudelaire, Verlaine, Mallarmé et même Rimbaud se trouvaient en partie en phase avec eux et ont participé, surtout Verlaine, aux dîners des « Vilains Bonhommes » fréquentés par les parnassiens. Mais dès les années qui ont suivi la guerre de 1870, on a assisté à tout un bouillonnement d'idées contraires et de tentatives de s'affranchir de principes aussi contraignants, c'est le moment où commencent à se créer des groupes un peu insolents comme les Vivants, autour de Ponchon, Richepin et Bouchor, et Cros lui-même fondera en 1881 celui des Zutistes. Mais dès 1873, l'année même du Coffret de santal, Rimbaud, que Cros avait accueilli et même hébergé un temps au moment de sa montée à Paris en 1871, publie Une saison en enfer. Et Les Illuminations suivront en 1874. Deux ans plus tard, spectaculairement, La Chanson des gueux de Richepin se situe aussi dans ce rejet ou ce radical dépassement du Parnasse. Et la réputation de Verlaine commence à croître et embellir, au moins parmi ses pairs. Cros, lui, reste dans l'obscurité. Il n'aura plus guère que les planches du Chat Noir pour exister en tant que poète et diseur, avec la dose de cabotinage souvent génial qui le caractérise alors, à l'instar des Richepin, Rollinat et autres Mac-Nab ou Alphonse Allais. Le fameux « Hareng-saur » fut un de ces succès de scène dont l'auteur parfois finit par être écœuré ! Ce qui fut son cas, paraît-il.

Je vais vous laisser apprécier vous-même les différents tons de Charles Cros. Voici juste quelques indications de forme. La plupart de ses poèmes sont brefs et en vers classiques, même si ses sonnets ne répondent pas toujours aux règles précises du genre. Il a une prédilection pour les octosyllabes et les décasyllabes. Ceux-ci, curieusement, il les découpe très souvent en 5/5, alors que 6/4 et 4/6 sont des rythmes en général recherchés par les poètes. Il ne dédaigne pas le vers impair cher à Verlaine. Il pratique aussi la prose, en particulier pour des textes plutôt farfelus.

Un poème occupe une place à part dans son œuvre par sa taille (150 alexandrins) et par son thème. Il est intitulé « La vision du grand canal royal des deux mers » et célèbre le canal du Midi qui relie la Méditerranée à la Garonne, sa région natale ; il commence ainsi :

Envole-toi chanson, va dire au roi de France
Mon rêve lumineux, ma suprême espérance !

Je chante, ô ma Patrie, en des vers doux et lents
La ceinture d'azur attachée à tes flancs,

Le liquide chemin de Bordeaux à Narbonne
Qu'abreuvent tout à tour et l'Aude et la Garonne.

Les poèmes choisis pour ce soir, je les ai classés tout simplement dans l'ordre où il apparaissent dans les deux recueils.

M'étant laissé guider jusqu'à maintenant par deux poèmes de Cros, je terminerai avec un troisième, tout petit. Il s'intitule « Préface »... et c'est justement la préface du Collier de santal, avec lequel, bien sûr, vous commencerez les lectures.

                 Préface

Bibelots d'emplois incertains,
Fleurs mortes aux seins des almées,
Cheveux, dons de vierges charmées,
Crêpons arrachés aux catins

Tableaux sombres et bleus lointains,
Pastels effacés, durs camées,
Fioles encore parfumées,
Bijoux, chiffons, hochets pantins,

Quel encombrement dans ce coffre !
Je vends tout. Accepte mon offre,
Lecteur. Peut-être quelque émoi,

Pleurs ou rire, à ces vieilles choses
Te prendra. Tu paieras, et moi
J'achèterai de fraîches roses.

© P. Blavin
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