Version imprimable

Cros et la Science

Le second poème que j'ai choisi pour cette présentation est en fait le premier du Collier de griffes, une sorte de préface au recueil, agencé par Guy-Charles Cros mais probablement sur des notes précises de son père. Préface, il pourrait être aussi une conclusion ! Il s'intitule « Inscription ». 

Mon âme est comme un ciel sans bornes ;
Elle a des immensités mornes
Et d'innombrables soleils clairs ;
Aussi, malgré le mal, ma vie
De tant de diamants ravie
Se mire au ruisseau de mes vers.

Je dirai donc en ces paroles
Mes visions qu'on croyait folles,
Ma réponse aux mondes lointains
Qui nous adressaient leurs messages,
Eclairs incompris de nos sages
Et qui, lassés, se sont éteints.

Dans ma recherche coutumière
Tous les secrets de la lumière,
Tous les mystères du cerveau,
J'ai tout fouillé, j'ai su tout dire,
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.

J'ai voulu que les tons, la grâce,
Tout ce que reflète une glace,
L'ivresse d'un bal d'opéra,
Les soirs de rubis, l'ombre verte
Se fixent sur la plaque inerte.
Je l'ai voulu, cela sera.

Comme les traits dans les camées
J'ai voulu que les voix aimées
Soient un bien, qu'on garde à jamais,
Et puissent répéter le rêve
Musical de l'heure trop brève ;
Le temps veut fuir, je le soumets.

Et les hommes, sans ironie,
Diront que j'avais du génie
Et, dans les siècles apaisés,
Les femmes diront que mes lèvres,
Malgré les luttes et les fièvres,
Savaient les suprêmes baisers.

On retrouve dans la première strophe de ce poème les aspirations contraires constatées tout à l'heure, symbolisées cette fois par les « immensités mornes » et les « soleils clairs », le « mal » et sa vie « de tant de diamants ravie ». Les strophes suivantes évoquent le scientifique imaginatif que fut Charles Cros.

« Mes visions qu'on croyait folles,/Ma réponse aux mondes lointains » sont une allusion à ses recherches sur les « moyens de communication avec les planètes ». Il s'agissait pour lui d'un projet dont il craignait que la réalisation ne fût pas proche, « à cause de l'éblouissement qu'il produit chez la plupart des hommes », comme il l'écrit dans la revue Cosmos, en août 1869. L'objectif était d'« entrer en communication avec les planètes voisines de la Terre, Mars et Vénus, au moyen de transmissions lumineuses ». Si ses recherches là-dessus n'aboutirent pas, il contribua beaucoup à mettre ce thème à la mode, nous en trouvons des traces dans plusieurs de ses poèmes, et aussi dans le poème « Fantaisie » de Jules Laforgue, ainsi que dans un texte d'Anatole France . Quant à l'astronome Camille Flammarion, il demanda à Cros de faire trois conférences sur le sujet.

À la recherche de « tous les secrets de la lumière », Charles trouve et expose des procédés pour photographier les couleurs et les mouvements et en fait part à l'Académie des Sciences dès 1867 dans un pli dûment cacheté qui, à sa demande, ne fut ouvert qu'en 1876. Auparavant, le 7 mai 1869 il avait présenté un rapport à ce sujet à la Société française de photographie, laquelle eut connaissance le même jour d'une autre communication, d'un autre chercheur, Ducos du Hauron, qui aboutissait aux mêmes conclusions. Seulement lui, Ducos, avait pris la précaution de déposer un brevet... En tout cas, des tons et reflets jusqu'aux « soirs de rubis », tout ce que Cros voulait voir fixé sur la « plaque inerte » s'est bel et bien réalisé.

« Tous les mystères du cerveau » qu'il dit avoir « fouillés », il les a présentés en quelques chapitres, dans une revue, La Synthèse médicale, en 1879. Puisqu'il est impossible d'observer « les structures et les dimensions microscopiques » des dispositifs cérébraux, observons les fonctions de ces structures et construisons a priori les dispositifs qui réalisent ces fonctions, telle est la thèse développée dans ses Principes de mécanique cérébrale, titre de l'étude.

« J'ai voulu que les voix aimées/soient un bien qu'on garde à jamais », il l'a voulu... et, en même temps qu'Edison, il a inventé le phonographe - lui, il l'appelait le « paléophone » !-. Il en explique le principe en à peine deux pages très claires, communiquées à l'Académie des Sciences sous une enveloppe le 16 avril 1877. Mais en juillet, il apprend qu'Edison a pris un brevet aux États-Unis pour un instrument de reproduction du son. Le 3 décembre, l'enveloppe de Cros est ouverte en séance. Le procédé est le même que celui d'Edison, mais c'est celui-ci qui, quelques jours plus tard, dépose une demande de brevet en France. Conclusion de notre poète : « Puisque M. Edison est l'inventeur du phonographe, eh bien ! gloire à M. Edison ! ». Et de proposer très vite quelques améliorations à son procédé, qu'il qualifie d'« admirable ».

Pour en terminer avec Cros-le-scientifique, ajoutons qu'il a aussi proposé, mais pas le premier, un procédé de synthèse des pierres précieuses. Catulle Mendès se livre à une énumération mêlant le sérieux au farfelu : « Il avait fait plusieurs trouvailles, assez importantes : le Typhlographe, la Quadrature de l'azimut et de l'almicantarat, la Direction des montgolfières par un boulet de canon projeté de la nacelle, le Phonographe, la Galactothérapie, la Correspondance interplanétaire au moyen d'immenses miroirs d'acier, la Photographie des couleurs, la Transfusion de l'âme, cinq ou six variétés de Sidériscopes et le Monologue. » Au « monologue », nous reviendrons dans un instant.

Faute de moyens, Cros n'a pu que rarement expérimenter toutes ses théories. La plupart du temps, il s'en est fait une raison, allant jusqu'à écrire au début d'un de ses mémoires adressés à l'Académie des sciences sur les solutions qu'il proposait pour la photographie en couleurs : « Je ne m'en suis pas réservé la propriété commerciale. C'est la conséquence de l'insouci que j'ai de réaliser par moi-même.[...] Les savants spéciaux, les expérimentateurs habiles ne seront gênés en rien dans leurs recherches. Ils pourront, en outre, - et il est nécessaire qu'il en soit ainsi - se rendre possesseurs exclusifs des procédés particuliers indispensables à l'obtention du résultat final. » Ce qui le passionnait, c'était la conjecture, la recherche, la découverte, la possibilité de tracer des perspectives pour les recherches futures.

PrécédentSuivant