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Armée, bohème et Académie

Richepin s'est amusé à se construire une biographie imaginaire1. Le recevant en 1909 à l'Académie Française, voici ce qu'en a dit Maurice Barrès dans son discours de réception : « À vous en croire, vous descendriez d'un couple de Touraniens [peuples de la Russie méridionale et du Turkestan] qui s'arrêtèrent, il y a deux siècles, en Thiérache, et quand vous voyez une caravane de têtes bistrées et crépues qui mènent un ours à la foire, vous baissez le front avec la mélancolie d'un noble déchu. Quel crédit les historiens doivent-ils accorder à votre touranisme ? Il nous rend compte de votre nature. Il exprime d'une façon saisissante un côté lumineux, bariolé et sonore de votre génie, mais a-t-il une vérité objective ? Vous ne seriez pas le premier a avoir senti le besoin d'une biographie imaginaire... »

En effet, aucune vérité objective dans cette filiation, même si après bien des pérégrinations, la Thiérache est, avec la Bretagne, l'une des deux régions où il se fixera. D'ailleurs, le poète lui-même n'a-t-il pas publié dans l'un de ses plus tardifs recueils, Interludes, ce poème, « Acte de naissance », qui nous renseigne à la fois sur son lieu de naissance et sur son enfance :

Fils de soldat ayant des tentes pour maisons
Du temps qu'on guerroyait encore en Algérie,
Mon enfance nomade et libre fut fleurie
D'aventures sans nombre au gré des garnisons,
Et la grand-route est ma véritable patrie.
Comme il faut cependant qu'on naisse quelque part,
Et qu'on ait sa première étape d'où l'on part,
J'ai donc la mienne ainsi que vous avez la vôtre.
Semé dans un endroit, récolté dans un autre,
C'est à Paris, et j'en suis fier, qu'on me créa ;
Mais quand je vis le jour, c'était à Médéa.

Son père étant médecin militaire, le jeune Richepin, après l'Algérie, suivra ses parents dans diverses villes. C'est à Douai qu'il fait brillamment ses études secondaires avant d'aller à Paris et d'entrer à l'École Normale. En 1870, il s'engage dans un corps de francs-tireurs des armées de l'Est et participe à la retraite désordonnée de cette armée sous le froid et la pluie, « sans officiers, sans provisions, sans espoir », comme le raconte brièvement son biographe Howard Sutton2.

À Paris, pendant la Commune, il est impressionné par Jules Vallès, il a des sympathies pour les doléances des communards, mais il juge excessives les violences auxquelles ils se livrent. Lors de l'incendie des Tuileries et de l'Hôtel de Ville, son goût pour les postures et les récitations expressives laisse penser que peut-être, comme on l'a raconté, du haut d'un toit de Paris, devant ses amis étudiants et poètes, il a déclamé un poème décrivant l'incendie de Rome.

En 1872, à un moment où la répression est encore à l'ordre du jour, il écrira un petit livre nuancé quant à la Commune mais somme toute assez courageux, intitulé Les étapes d'un réfractaire : Jules Vallès. Il y explique son admiration pour le réfractaire tout en critiquant certains des comportements du personnage.

C'est de Nancy, où sa famille se trouve à ce moment-là, qu'il partira pour quatre ans de vagabondage en France et en Italie, où il se rendra en compagnie d'une caravane de Bohémiens rencontrés en Bourgogne. Pendant cette période, il exerce divers métiers : journaliste, professeur, matelot, docker à Naples et Bordeaux. Bohème régionale et internationale, et bohème parisienne à partir de 1875 ; c'est à ce moment-là qu'il commence à fréquenter Raoul Ponchon, Maurice Rollinat, Charles Cros, Paul Bourget, entre autres. Bien sûr, il sera de la fine équipe du Chat Noir, s'illustrant aux côtés des Rollinat et autres Mac-Nab et Alphonse Allais.

En 1876, c'est le succès de La Chanson des Gueux, dont les thèmes principaux sont à la mode depuis Victor Hugo. Un procès est intenté à Richepin, à l'issue duquel quelques vers sont censurés, un poème entier supprimé et le poète mis sous les verrous pour un mois, qu'il passera à la prison de Sainte-Pélagie (Pélago, comme il l'écrira par la suite dans des poèmes)... et où, paraît-il, il se comporte en « gai compagnon, fabriquant une excellente salade avec le bœuf et les pommes de terre de l'État et les harengs achetés par les détenus ». Il en sort, désormais célèbre bien au-delà des cercles littéraires, et sa riche carrière littéraire va pouvoir se développer sans problème. Mais est-ce à ce moment-là aussi comme je l'ai lu dans certaines biographies, qu'il va bourlinguer quelque temps sur les mers et fera même le débardeur ou n'est-ce pas plutôt entre 1870 et 1875 ? En tout cas, de ses aventures marines, il tirera La Mer, que, depuis quelques jours, je tiens pour un de ses meilleurs recueils.

Sur le plan privé, outre de multiples aventures, il s'est marié deux fois et a eu plusieurs enfants dont deux, Jacques et Tiarko, se sont fait connaître dans le domaine artistique, Jacques par des poèmes et des chansons, Tiarko par des musiques de films.

C'est en 1909 que Jean Richepin est élu à l'Académie française au fauteuil d'André Theuriet, au 4e tour avec 18 voix sur 32 votants, devant Edmond Haraucourt et Henri de Régnier. Maurice Barrès prononce le discours de réception. Richepin, la grande gueule croulant sous les honneurs, voilà qui déçoit beaucoup de ceux qui aiment ses textes virulents et provocateurs ! Plus encore, son attitude par rapport à la guerre de 14-18 en surprend plus d'un, surtout lorsqu'on a en tête, sur le sujet, les poèmes de Victor Hugo, poète qu'entre tous il admirait. Or, dans ses écrits, en particulier dans ses Proses de guerre de 1915, on retrouve au service d'une idéologie guerrière et de haine des Allemands toute la véhémence qu'on lui connaissait contre le Bourgeois. Bien sûr, il faut tenir compte du contexte historique, tout le monde n'avait pas les idées de Jaurès, et ce fils de militaire ne voyait sans doute pas de contradiction entre sa compassion pour les Gueux et son patriotisme exacerbé.

Quoi qu'il en soit, compte tenu de ce type de patriotisme revendiqué, je ne m'étonne guère que, trois ans avant la guerre, cet ancien élève de l'École Normale, ce brillant artisan du verbe ait volontiers accepté la présidence de la Ligue pour la Défense de la Culture Française, pour protester, en termes cocardiers, notamment avec Barrès (encore lui), René Bazin, Henri Massis, contre une réduction des horaires de grec et de latin !

Richepin vivra jusqu'à 77 ans. Il meurt en 1926, sans doute d'une bronchite suivie d'une congestion. Sa famille lui fait des obsèques catholiques. Pourtant, à ma connaissance, il n'avait jamais renié son athéisme militant.

1 >Ce point est développé notamment sur le site Terascia, le portail de l'Avesnois-Thiérache.
2 >Howard Sutton, Life and work of Jean Richepin, Genève, Droz, 1961, le seul ouvrage existant sur la vie et l'œuvre de Richepin. Je lui ai emprunté quelques citations ou anecdotes.

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