Laisse la poésie Va, crois-nous, Pélabon, laisse la poésie !
Tous tes efforts sont vains, et bientôt les sueurs
Produites par l'excès d'un impuissant génie
Se mêleront un jour aux regrets, aux douleurs.
Ne sais-tu pas encor que sa route est secrète ?
De la mer où tu cours ne vois-tu point l'écueil ?
Tu seras un rimeur et non pas un poète,
Jeune présomptueux, réprime ton orgueil.
Va, crois-nous, Pélabon, laisse la poésie !
Aujourd'hui ces labeurs sont devenus sans prix.
Ingrate passion, profonde frénésie ;
Ce cours est épuisé par de nombreux écrits.
Suis nos sages conseils, de ces fausses amorces
Ne soit plus désormais le jouet malheureux ;
Consulte (dit Boileau) ton esprit et tes forces
Avant de parcourir ce sentier périlleux.
Va, crois-nous, Pélabon, laisse la poésie !
Quoi, faudrait-il te dire et de l'âme et du cœur
Qui n'est point du premier rang le public renie,
La médiocrité n'a point d'approbateur.
Occupe ton esprit à des choses utiles,
Mets pour fendre la mer des ailes aux vaisseaux,
Qui, plus faibles ou plus forts, n'en sont pas moins habiles,
Et là tu recevras le prix de tes travaux.
Va, crois-nous, Pélabon, laisse la poésie !
Sont-ce de vrais amis qui tiennent ces discours
Non, c'est plutôt, je crois, l'ignoble jalousie
Qui feint de prodiguer à mes maux du secours.
Je vous pardonne à tous pédants du dernier ordre,
Sots appréciateurs, prétendus beaux esprits,
Sur le moindre défaut votre dent cherche à mordre ;
Mais quand l'art a brillé, donnez-nous quelque prix ?
Va, crois-nous, Pélabon, laisse la poésie !
Quoi, pour anéantir la noble passion,
Qui me fait en souffrant redoubler cette envie
En versant dans mon cœur sa sublime onction,
Allez, ne croyez point éteindre mon courage,
Je saurai malgré vous soutenir mon ardeur ;
On s'embarrasse peu de votre vil suffrage,
La critique aux beaux arts ne sait point faire peur.
Non, non, je ne veux point laisser la poésie !
Non, ce n'est pas pour vous que j'entonne des chants,
Je veux rassasier ma noble fantaisie,
Après je foule aux pieds vos sophismes méchants,
Heureux dans mes travaux d'un succès éphémère,
Mes chants ne brûlent point de gloire, d'avenir,
Quand ma muse en produit, je célèbre ma mère,
Et rends grâce à l'auteur qui sait les lui fournir.
Le Chant de l'ouvrier, 1842
Louis Pélabon (1814-1906) fut successivement mousse, ouvrier voilier et contremaître. |