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Les nuits noires

Il pourrait être midi, ce serait pareil pour eux. Ici c'est toujours la nuit, comme au pôle une certaine partie de l'année. Ronflement des machines, va-et-vient des cages d'extraction...

Une heure du matin.

Inutile de leur parler de sommeil. Ils ne savent pas ce que c'est, attendu qu'ils sont à près d'un kilomètre sous terre. Au contraire, ils semblent plus actifs, comme ces moteurs qui tournent mieux la nuit. Mais les moteurs ont alors de l'air épuré, tandis qu'eux...

Une heure du matin.

Ils sont de ceux qui veillent pour que les autres dorment mieux : baroque facétie de l'existence ! Bah ! On est comme on naît. Charbon ! Rendement !. Char-bon ! il n'y a que cela de vrai...

Deux heures du matin.

Foutu crâne qu'on martèle ! Allons un coup de café, ça ira mieux. Eh quoi ? ce froid dans le bas de l'échine ? Activons ! Activons Si tu as froid c'est que ton corps veut dormir malgré toi. IL NE FAUT PAS !

Deux heures du matin.

Ta femme se couchait, quand tu as tourné au coin de la rue, grelottant comme un paludéen ! elle se lèvera quand tu t'effondreras sur ton grabat dans quelques heures. Lune et soleil. Unis pour se désunir. La mine a fait cela pour toi !

Trois heures du matin.

Perles de sueur sur ton corps glacé, ta tête prête à éclater, tes yeux blancs - ultime vie - sur ta peau noire et moite, tes paupières lourdes qui s'attirent malgré toi, dans un baiser de colle, ta bouche qui salive du fiel pendant que tu t'abîmes sur ton outil ; le pâle rond de ta montre qui sort d'un chiffon crasseux à plusieurs reprises...

Trois heures du matin.

Tiens ! prends une chique, ça te retapera ! Tu as l'air moins gaillard depuis un moment. Secoue-toi femmelette ! Si ton gosse te voyait ! Avale cette poussière âcre de charbon, tousse ! Crache tes poumons ! crève enfin ! c'est pour ton pain...

Quatre heures du matin.

Tu es vanné, mais la fin qui approche te redonne de la vigueur ; tu ne retomberas que plus pesamment tout à l'heure. Attention idiot ! C'est l'autre qui a pris, celui qui avait si peur ! Trop peur pour être prudent. Son genou est ouvert ! Ce n'est pas beau à voir. Accompagne-le à la cage ; qu'on le remonte. Veinard ! Il sera là-haut avant toi...

Quatre heures du matin.

C'est l'heure. Jette ta pelle. Un autre la ramassera dans un instant et viendra mélanger sa sueur à la tienne : Voici la cage. Allez ! entassez-vous à dix-huit dans ces deux mètres carrés. Des asperges dans leur boîte. Hop ! ça monte... 850... 750... et celui-ci qui pue aplati contre toi. Pouah ! quelle rancœur ! Mais sa gueule est aussi noire que la tienne et il a des yeux profondément tristes... 660... 540... 450... Cela sent déjà l'air frais, brrr ! décolle cette chemise qui se glace sur ton dos.

Cinq heures du matin.

L'allure ralentit. Avant l'arrêt, la cage danse, indécise sur son câble plat.

Lentement elle se décongestionne... L'heure semble suspendue entre le jour et la nuit : On ne sait pas très bien ! Les hangars, les cheminées, le chevalement, ressemblent à de vaporeux fantômes immuables dans le brouillard mouvant.

Regarde les copains qui descendent bientôt. Tu ne les envies pas... L'atmosphère étouffante des vestiaires, avec cette foule de pantalons au plafond (la salle des pendus), te donne une espèce de nausée ; mais cela passera une fois sous la douche. Ah ! C'est bon ! Tu y laisses une partie de ta fatigue. Le reste te marquera un peu plus chaque jour.

Cinq heures du matin

Adrien Cannaméla

©A. Cannaméla
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