Les sacrifiés Les traits figés, vacillante d’extase froide
Comme en dévote ascèse
La fille au sein de la salle du café
Est assise.
Plaqué sur la table
Comme sous l’effet de son regard
Il y a
Le journal des courses.
Une tempête d’infinis conjecturaux
En elle se débat
Elle réfléchit
La fille
Enregistre, compare, apprécie, évalue
« Aujourd’hui, comme jamais, je réussirai »
Elle signifie cela de son corps
A la démesure tendu
Mille éclairs de ce corps crépitent.
La fille atteinte, d’un bond se lève
D’un bond sourit
« J’ai envie de tenter le 9 »
Les hommes du café et la fille
Aspirent l’écran de télé-vérité
Communient à l’icône chevaline
En ce temple au Tiercé consacré
En ce café, élu ce jour
De tous les cafés de la profonde France
« J’ai envie de tenter le 9 »
A la table proche du zinc
Résonnant du bruit des habituels
Prophètes de comptoir
Un poète se demande
D’où le drame peut naître
Et pâlit, et sourit, et griffonne
Sur un papier de hasard
De ses poches surgi.
« J’ai envie de tenter le 9 »
Répète une fois, deux fois, trois fois,
La fille.
C’est à cet instant même
Que naît l’inattendu
Pour le poète qui tressaille.
C’est qu’un cheval refuse de partir,
Obstinément refuse.
On a beau faire
On a beau dire
On le hèle, on le pousse
On le tire, on le force
On ahane…
Le fier cheval ne veut plus entendre.
Il a décidé qu’était forclose
L’obéissance.
C’est qu’il n’en peut plus, le fier cheval,
De cette horde de civilisés
Qui, à le contraindre, s’acharnent,
Il n’en veut plus de cet attroupement
Des hommes
Qui dérisoirement caracolent.
L’armée des honnêtes gens
Est là,
Elle crie, elle clame
Elle annonce l’holocauste.
Le cheval a compris
Ce qu’il en est
De l’entente cordiale
Entre les hommes et lui.
Et d’effroi le poète est saisi
Car il voit
Tous les écrivains de l’éternel refus
A jamais condamnés
Car il voit
La liste à venir des sacrifiés.
« J’ai envie de tenter le 9 »
Café La Tête Noire - Blérancourt – Aisne
© Jean-François Blavin
Odyssée des âmes citadines
Éditions D’Ici et D’AilleurS - 2005 |