Fragments de Sapho

Sappho (ou Sapho ou Psappha), poétesse grecque vivant dans l'île de Lesbos au VIIe siècle avant Jésus Christ, a longtemps été présentée comme un amante du navigateur mythique Phaon ou du poète Alcée, de Lesbos lui aussi, auteur de satires politiques et de chants d'amour et de table. En fait, l'œuvre poétique conservée de Sappho se compose de deux odes et de fragments divers qui célèbrent presque tous des amours que l'on dit maintenant lesbiennes. On ne connaît personne avant elle qui ait exprimé si explicitement son amour pour des personnes de son sexe. De même, en France pour Renée Vivien : jusque là, le saphisme était un thème traité par les hommes pour les hommes, par des hommes lubriques pour des hommes voyeurs ? ! Par exemple, Gamiani, de Musset, était paru en 1864, Mademoiselle Giraud, ma femme, d'Adolphe Belot, en 1874, La Chanson de Bilitis, de Pierre Louys, en 1894.

Le cinquième ouvrage de Renée Vivien, publié en 1903, s'intitule Sapho. Traduction nouvelle avec le texte grec. Comme on va le voir avec quelques exemples, plutôt que d'une traduction de la légendaire suicidée de Leucade, il s'agit en fait d'interprétations, d'adaptations, de développements des fragments retrouvés.

 

SAPPHO

Maintenant, d'une belle voix, je vais chanter ces chansons pour ravir mes compagnes.

VIVIEN

Voici maintenant ce que je chanterai bellement afin de plaire à mes maîtresses

Atthis aux cheveux de crépuscule, blonde
Et lasse, Eranna, qui dans l'or des couchants
Ranime l'ardeur de la lyre profonde
Et des nobles chants,
Euneika trop belle et Gurinnô trop tendre,
Anactoria, qui passait autrefois,
Lorsque je mourais de te voir et d'entendre
Ton rire et ta voix,
Dika, dont les mains souples tissent les roses,
Et qui vient offrir aux Déesses les fleurs
Neigeant du pommier, ingénument décloses,
Parfums et pâleurs,
Pour vous j'ai rythmé les sons et les paroles,
Pour vous j'ai pleuré les larmes du désir,
J'ai vu près de vous les ardentes corolles
Du soir défleurir.
Triste, j'ai blâmé l'importune hirondelle ;
Par vous j'ai connu l'amer et doux Eros ,
Par votre beauté je deviens immortelle,
Vierges de Lesbos.

Envers vous, ô mes belles,
ma pensée ne changera jamais.

Pluralité des amours, fidélité à la Beauté, voici comment Vivien exprime ce paradoxe :

 

VIVIEN

Envers vous, belles, ma pensée n'est point changeante.

Je ne change point, ô vierges de Lesbos !
Lorsque je poursuis la Beauté fugitive,
Tel le Dieu chassant une vierge au peplos
Très blanc sur la rive.
Je n'ai point trahi l'invariable amour.
Mon coeur identique et mon âme pareille
Savent retrouver, dans le baiser d'un jour,
Celui de la veille.
Et j'étreins Atthis sur les seins de Dika.
J'appelle en pleurant, sur le seuil de sa porte,
L'ombre, que longtemps ma douleur invoque,
De Timas la morte.
Pour l'Aphrodita j'ai dédaigné l'Eros,
Et je n'ai de joie et d'angoisse qu'en elle :
Je ne change point, ô vierges de Lesbos,
Je suis éternelle.

SAPPHO

Eros a secoué mon âme comme le vent,
qui vient de la montagne, tombe dans les chênes.
 

VIVIEN

L'Eros aujourd'hui a déchiré mon âme,
Vent qui dans la montagne s'abat sur les chênes.
L'Eros a ployé mon âme, comme un vent
Des montagnes tord et brise les grands chênes...
Et je vois périr, dans le flambeau mouvant,
L'essor des phalènes.
 

SAPPHO

Voici que de nouveau Eros, briseurs de membres, me tourmente.

Eros amer et doux, créature invincible, ô Atthis !
Et toi, dégoûtée de moi, tu t'envoles vers Andromède !

VIVIEN

Atthis, ma pensée t'est haïssable, et tu fuis vers Androméda.
Tu hais ma pensée, Atthis, et mon image.
Cet autre baiser, qui te persuada,
Te brûle, et tu fuis, haletante et sauvage,
Vers Androméda.

SAPPHO

Vous n'êtes rien pour moi.
Pour moi, je n'ai pont de ressentiment,
Mais j'ai l'âme sereine.

VIVIEN

Le dédain de Psappha

Vous qui me jugez, vous n'êtes rien pour moi.
J'ai trop contemplé les ombres infinies.
Je n'ai point l'orgueil de vos fleurs, ni l'effroi
De vos calomnies

Vous ne saurez point ternir la piété
De ma passion pour la beauté des femmes,
Changeantes ainsi que les couchants d'été,
Les flots et les flammes

Rien ne souillera les fronts éblouissants
Que frôlent mes chants brisés et mon haleine.
Comme une Statue au milieu des passants,
J'ai l'âme sereine.


Des critiques considérèrent que Renée Vivien était en quelque sorte la « Sapho 1900 ». Ils ne pouvaient mieux dire. Cependant, nulle légende ne vint enjoliver sa triste fin, le « saut de Leucade » n'appartient qu'à la Grecque.

P. B.