C’est un nom puissant, La Bête

Tendres et douces les lèvres dont elle gardait l'empreinte
en traversant cette forêt inconnue.
Sérénité de l'accompli, du destin en marche.
Et pourtant la houle, le tourment des aventures inachevées.

Il faudra revenir, encore et encore, pour tracer un chemin. Mais comment ?
Dans la lumière des phares, cette interrogation se dessine,
la même qu'il y a trente-cinq ans.
La même qu'il y a cinquante ans,
lorsque son corps de petite fille rétive à l'abandon se demandait ce qu'est l'amour,
quel signe indubitable le marque à jamais, qui empêchera l'errance,
qui détournera le courant des déceptions, qui fera marcher droit en somme,
dans l'unité de son être, au plus près de celui qui le mérite.

Marcher droit, rouler tout droit.
Le rideau touffu des arbres, de chaque côté de la route, lui a masqué le danger.
Devant elle, trois magnifiques sangliers, d'une tranquille assurance.
La rencontre était possible, elle a peur, mais sans surprise.
Ne pas se détourner, faire face, ralentir en paliers ; le premier passe, le deuxième aussi ;
trop tard pour éviter le troisième,
que sa voiture percute au flanc dans une sèche explosion.

Elle, bien arrimée, ne bronche pas, ne tourne pas la tête,
se cramponne au volant, reprend de la vitesse.
Un bruit de ferraille l'accompagne, mais rien de vital ne semble touché.
Il faut coûte que coûte rejoindre Paris. Neuf heures du soir, un dimanche,
personne en vue, personne au bout du fil, le fil ténu des renouances.

Et pourtant quelque chose la freine et la retient.
En un éclair, c'est à Vigny qu'elle a pensé, aux louveteaux qui dansaient devant le chasseur,
dans le poème de ses enfances murmurantes.
À la pleine lueur enivrante qui a veillé sur elle toute la précédente nuit.

Elle n'est ni chasseresse ni pécheresse malgré le surnom
qu'on lui donna jadis en Angleterre, par antiphrase.
Ni Diane ni amazone, ni Eurydice hélas non plus.
Rien qu'un petit insecte intellectuel, moitié cigale, moitié luciole.

Bref. Trêve de tergiversations. Il lui faut s'arrêter, rebrousser chemin.
En avoir, pour être exacte, le cœur net. Le cœur net... s'il est encore possible.
De violentes contractions d'accouchement,
déclenchées dans ses reins par les décharges d'adrénaline, se calment peu à peu.

Elle ne voit pas l'œil mi-clos du sanglier, mais il lui semble
entendre battre son cœur dans le sien.
Elle s'approche de la masse indistincte repliée au bord d'un talus,
gare prudemment son véhicule.
Il ne faudrait pas, il n'aurait pas fallu, cela ne se fait pas, et si les autres revenaient...
peu importe, il y a urgence, mais saura-t-elle jamais pourquoi ?

Il n'est pas mort et respire régulièrement ;
un regard étonnamment vif, presque humain, se pose sur elle ; l
a blessure à peine visible trace une fine ligne rouge
sur des poils brillants comme peignés par une main attentive.
Belle toison, belle fourrure qu'elle se surprend à caresser.
Dont elle voudrait calmer la douleur par son fluide.

C'est un nom puissant, « la Bête ». Et les images cinématographiques vont défiler
pour leur porter secours. Pour l'aider à formuler l'informulable.
Pourra-t-elle lui parler, l'atteindre sur l'autre versant de son animalité ?
À quelle frontière se rejoindre ? Toute sa culture, toute sa nature vont se fondre
dans ce travail prodigieux, faire craquer aux points névralgiques leurs résistances.
Mais elle ne cède pas devant la difficulté, cela doit se faire.

Des souvenirs d'un temps très ancien remontent à la surface et bouillonnent autour d'eux, vibrent dans l'air comme une vapeur bienfaisante qui se dissout en parfums.
Un chérissement archaïque, maternel, anime le bout de ses doigts en mouvement.
Mais il ne suffira pas. Alors l'énergie providentielle lui souffle dans la bouche,
lui transmet l'inspiration vitale. Elle pose ses lèvres sur la blessure qu'elle parcourt,
et le sanglier dont les contours deviennent flous s'y abandonne.

Ni l'un ni l'autre ne sentent plus leurs limites. Et le miracle peut s'accomplir.
Ce n'est plus un sanglier qui gît dans cette forêt,
ni une femme aimante penchée sur lui.
La nuit laisse s'éloigner puis disparaître dans les sous-bois un chevreuil éblouissant.
Il semble accompagné, mais je n'en suis pas sûre. Je n'ai pas tout vu.

© fanFan, juin – 1er septembre 2019