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Andrée Chedid à la Cave à Poèmes
le samedi 2 octobre 2004

Au cœur de l'énigme des choses
par Bernard Mazo

Texte lu par Nicole Barrière et Gérard Trougnou,
avec l'aimable autorisation de Bernard Mazo

Paul Léautaud notait un jour dans son journal : « Je m'amuse à vieillir, c'est une occupation de tous les instants ». Cette sentence aurait pu s'appliquer à Andrée Chedid, à la seule différence - et elle est de taille - que, si bien des années ont passé entre la publication de son premier recueil de textes Pour une figure et celui qu'elle nous donne à lire aujourd'hui : Rythmes (Gallimard), cinquante-neuf poèmes exactement, il semble que le temps n'a eu aucune prise ni sur l'inspiration du poète ni sur le ton cristallin, encore qu'imperceptiblement douloureux parfois, et la musicalité d'une voix poétique à nulle autre pareille.

Une occupation de tous les instants

Comment pourrait-il en être autrement pour celle dont « l'occupation de tous les instants » aura précisément été de ne cesser de vivre en poésie, affaire des plus sérieuses pour elle qui affirme avec une conviction jamais démentie que « tant que nous n'aurons pas résolu le problème des origines - et il semble que la clef translucide ne sera jamais à notre anneau - la poésie gardera sa raison d'être. ».
De toute la hauteur de ce demi-siècle consacré tout entier à la poésie, Andrée Chedid persiste et signe, et de belle manière dans son dernier et très bel opus - celui-ci vient d'ailleurs d'être couronné par la bourse de poésie Goncourt -, où l'on peut lire sous sa plume, en quatrième de couverture, une profession de foi qui me semble résumer, mieux que toute exégèse, son parcours poétique : « Rien en poésie, ne s'achève. Tout est en route, à jamais [...]. Ne sommes-nous pas, en premier lieu, des créatures éminemment poétiques ? Venues on ne sait d'où, tendues vers quelle extrémité ? Pétries par le mystère d'un insaisissable destin ? Situées sur un parcours qui ne cesse de déboucher sur l'imaginaire ? Animées d'une existence qui nous maintient - comme l'arbre - entre terre et ciel, entre racines et création, mémoires et fictions ? La poésie demeure éternellement présente, à l'écoute de l'incommensurable vie. ».

Une des plus belles illustrations poétiques de ce que l'on vient d'entendre se retrouve dans ce poème de Rythmes intitulé « Je m'écris » :

J'interprète une page de vie
J'en use comme plaque de cuivre
J'ai la grène de plaisirs
Je la crible d'années
Je la saisis en verte saison
Je la racle de nuit d'hiver

Je la ronge en creux d'angoisses
Je m'y taille espace libre
Je l'attaque en matière noire
Je progresse d'épreuves en épreuves
Je la creuse en vaines morsures
Je la burine d'émotions

Je l'entame
Pour nier le temps
Je m'écris pour durer

 

 


« Le poète enlace le mystère »

L'unicité d'inspiration d'Andrée Chedid - cette unicité qui est gage d'authenticité - est telle qu'en parcourant l'œuvre à rebours on peut mettre en miroir, face à ce poème récent, des textes antérieurs où l'on retrouve la même musique personnelle, le même regard scrutateur sur le mystère du monde, l'énigme des choses, l'éblouissement des commencements, comme dans Épreuves du poète :

En ce monde
Où la vie
Se disloque
Ou s'assemble
Sans répit
Le poète enlace le mystère

Invente le poème
Ses pouvoirs de partage
Sa lueur sous les replis

Pour qui se laisse abreuver à la source claire, continûment renouvelée qui irrigue l'œuvre poétique tout entière d'Andrée Chedid, celui-ci - ou celle-là - ne peut qu'être frappé par son caractère d'universalité. Cette universalité, Andrée Chedid ne la doit-elle pas à ses origines libanaises, au fait, étant née au Caire, d'avoir passé ses vingt premières années en Égypte, avant de venir s'installer définitivement à Paris en 1946 pour ne plus repartir et acquérir la nationalité française ?

Bien que la langue française, selon son propre aveu, ait été en quelque sorte presque sa langue maternelle - ses études, l'ambiance familiale à Paris, tout en elle et autour d'elle baignait dans la culture française -, au point d'en être un des passeurs poétiques les plus inspirés, son œuvre littéraire, que ce soit en poésie ou dans le roman, apparaît en même temps comme souterrainement abreuvée aux sources d'un Proche-Orient qui est, selon ses propres termes, « terre de poésie », « terre vouée au poème » pour Salah Stétié, l'un et l'autre rejoignant en cela ce « Liban de rêve » dont parlait Rimbaud dans les Illuminations.

Cette « grande Bible de pierre »

On ne soulignera jamais assez l'importance de l'apport dans la poésie de langue française des poètes francophones du Proche-Orient, et singulièrement libanais. Il faut rappeler qu'au Liban, si la langue courante est l'arabe, la pratique de l'anglais et du français y est, de longue date, fortement implantée. Longtemps l'enseignement français, religieux ou laïque, y a été extraordinairement développé et ceux qui ont choisi notre langue sont fiers de la parler « comme en France ». On ne s'étonnera donc pas que la littérature libanaise francophone s'intègre si harmonieusement à notre patrimoine littéraire.

Les thèmes que l'on retrouve chez nombre de ces poètes nous invite à les réunir dans le même champ d'inspiration poétique, tout en mettant en exergue pour chacun d'entre eux sa riche spécificité. On trouve dans leurs œuvres des réminiscences juives, chrétiennes, musulmanes, qui constituent une sorte de creuset commun, de « grande bible de pierre », comme a pu l'écrire Georges Schehadé, poète emblématique de ce Liban multimillénaire. Sans doute, est-ce pour cela que l'on retrouve chez ces poètes, de Schehadé à Andrée Chedid en passant par Salah Stétié et Vénus Khoury-Ghata, un mélange de spiritualité, de mysticisme et de sensualité qui est l'expression inspirée d'une très vieille civilisation. Mais si, en ce qui la concerne, Andrée Chedid nourrit sans doute au plus profond d'elle-même son Orient intérieur, celui-ci ne s'exprimera qu'allusivement.

C'est trois ans après son arrivée à Paris qu'Andrée Chedid publie son premier recueil (supra), suivi d'un an après de Textes pour un poème, de Textes pour le vivant (1953), Textes pour la terre aimée (1955), Terre et poésie (1957), livre où elle rassemble des notes et réflexions sur la poésie, lesquelles seront reprises ultérieurement dans Visage premier (Flammarion, 1971) et où on peut lire son propre éclairage sur le phénomène poétique : « La poésie - par des voies inégales et feutrées - nous mène vers la pointe du jour au pays de la première fois. », ou encore cette forte assertion : « Si la poésie n'a pas bouleversé notre vie, c'est quelle ne nous est rien. Apaisante ou traumatisante, elle doit marquer de son signe ; autrement, nous n'en avons connu que l'imposture. ».

Ainsi en moins d'une dizaine d'années, de 1949 à 1957, et sans préjuger des recueils futurs - il y en aura une dizaine, rassemblés ultérieurement en deux ouvrages chez Flammarion : Textes pour un poème, 1949-1970 (1971), Poèmes pour un texte, 1971-1990 (1991). Andrée Chedid aura construit avec ténacité, une discrétion et une humilité rare, parallèlement à son travail de romancière (dix romans publiés à ce jour) et de dramaturge, une œuvre poétique considérable.

La valeur infinie des instants vécus

D'une grande exigence de parole, la poésie d'Andrée Chedid est continûment nourrie d'interrogation, hantée qu'elle est par la précarité des êtres et des choses. C'est ainsi que son écriture d'une belle et rare limpidité tente sans relâche d'enserrer entre les mailles du poème « la valeur infinie des instants vécus » car, à ses yeux, « Nous ne pouvons bâtir/Qu'adossés à la mort ».

Porteuse d'une parole immémoriale qui, tout à la fois, la traverse et la dépasse car pour elle, « La poésie questionne l'univers/[...] nomme la liberté/[...] et désigne le mystère qui demeure entier » Andrée Chedid ne cessera d'avancer à tâtons « vers l'énigme des choses/Entre silence/Et bruits ».

Elle fait partie de ces poètes pour lesquels la poésie est et demeure l'unique recours face à la fragilité de la condition humaine, à l'insondable mystère de la mort, la seule clé d'interprétation d'un univers dont la face visible masque une réalité autre, secrète, que la poésie aura, chez certains, pour tâche de décrypter. Si peu assurés de leurs pouvoirs, c'est pourtant dans la poésie seule, au cœur de sa rumeur foisonnante de questions, que ceux-là pourront puiser, selon Andrée Chedid, « un essor renouvelé, un désir persistant qui ranime sans cesse l'appétit d'être au monde. ». Dès lors, Andrée Chedid ne cessera d'interroger les sources premières de l'humanité - comme elle le fait encore dans la première partie de son dernier recueil -, les énigmes de l'univers, celles de la vie et de la mort, ce qui demeure et ce qui s'efface, les liens mystérieux qui unissent, le langage, le réel et l'imaginaire :

Je cherche le lieu fidèle, la trame,
Le secret des secrets à senteur d'océan,
Le latin insensé où les ruisseaux foisonnent
La lueur rebelle et la fleur du temps...

Traversée perpétuellement d'interrogations, Andrée Chedid n'en demeure pas moins dans son écriture d'une lisibilité et d'une transparence d'expression rare où la charge poétique et sensorielle demeure intacte, car elle se méfie de toute métaphysique et philosophie desséchante, des tics verbaux, de l'effusion lyrique et du pathos :

Avec mon sang aux mille oiseaux
J'ai marché tout au long de la terre
J'ai renié le temps
J'ai su parler à l'étranger

Avec sa poésie resserrée, lapidaire, sans cesse confinée aux marges du silence, un silence qu'elle sait laisser respirer entre les vocales, Andrée Chedid sait mesurer tout à la fois les pouvoirs du langage poétique et ses limites et pour elle vivre en poésie « c'est se garder à la lisière de l'apparent et du réel, sachant que l'on ne pourra jamais réconcilier, ni circonscrire ». Belle leçon d'humilité de la part de celle qui sait si bien cultiver l'amitié et la fidélité auprès de tous ceux, qui comme moi, ont l'immense bonheur de la connaître et de l'aimer comme ils aiment sa poésie qui lui ressemble tant.

Article publié dans le journal
mensuel Aujourd'hui Poème, février 2003

© B. Mazo
Photos avec A. Chedid : © G. Trougnou
Le poème « Rebelle » est de mai 2005.