La machine

Aux filles du peuple

      Je viens de m'éveiller
Et je suis déjà fatiguée.
Ce matin, la nature est gaie.
Mais il faut aller travailler,
Et douze heures, sans sourciller,
Le dos courbé sur la machine...
Oh ! que j'ai mal dans la poitrine !

      Me voici dans mon coin,
Je manque d'air, j'y vois à peine.
Dire qu'il fait beau dans la plaine !
Ici, le soleil n'entre point.
J'en aurais pourtant besoin
Pour m'égayer à la machine...
Oh ! que j'ai mal dans la poitrine !

      On sonne le dîner.
Je n'ai pas faim, je suis trop lasse.
Voilà deux ans que rien ne passe,
Et j'aurais beau me tisanner,
Ca ne fera que couviner
À chaque tour de machine...
Oh ! que j'ai mal dans la poitrine !

      C'est beau d'avoir vingt ans
Quand on est bien folle et bien fraîche !
Moi, dans ce coin, je me dessèche.
J'avais des couleurs dans le temps,
Elles ont pris la clef des champs,
Elles n'aimaient pas la machine...
Oh ! que j'ai mal dans la poitrine !

      Ah ! je n'y vois plus clair.
Mais la besogne est terminée.
Comme c'est long une journée !
Comme le pain qu'on gagne est cher !
Vite, courons prendre un peu d'air,
Bien loin, bien loin de la machine...
Oh ! que j'ai mal dans la poitrine !

      Que doit-il advenir
De cette toux qui m'a meurtrie ?
Ah ! j'aimais pourtant bien la vie !
Minuit, je ne peux dormir,
Ou, si je dors, c'est pour gémir
Ou pour rêver de la machine...
Oh ! que j'ai mal dans la poitrine !

Londres, 1874.

Jean-Baptiste Clément


Jean-Baptiste Clément (1836-1903), l'auteur du « Temps des cerises », a pratiqué toutes sortes de métiers en tant qu'ouvrier.