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Ses livres de poésie

Il a publié une dizaine de recueils, surtout entre 1876 et 1895. Les deux derniers sont sortis trois ou quatre ans avant sa mort et n'ont pas, à mon avis, malgré quelques perles, la même qualité : Les Glas en 1922 et Interludes en 1923. Il existe un recueil posthume, édité en 1927, Les petits gagne-pain parisiens, auquel je n'ai pas eu accès.

Il n'est pas question pour moi de détailler son art poétique avant même que vous ayez pu entendre les poèmes choisis pour cette soirée. Je voudrais seulement, pour chacun d'eux, vous apporter quelques informations sur leur composition et, globalement, sur leur contenu.

La Chanson des Gueux (1876)

Le thème des pauvres gens, des gueux et des mendiants avait été magnifiquement orchestré par le Grand Maître Hugo. Le réalisme et le « naturalisme » sont en plein essor depuis 1870. L'Assommoir, de Zola, paraît en 1877. C'est peu de dire que Richepin a choisi un sujet dans l'air du temps. Mais il va le traiter, dans des styles divers, y compris argotique, en plus de cent poèmes répartis en chapitres à l'intérieur de trois grands ensembles : Gueux des champs, Gueux de Paris, Nous autres gueux. Eh oui ! « Nous autres gueux », car comme il est dit dans la ballade qui sert de prologue à l'ouvrage :

Je suis du pays dont vous êtes
Le poète est le Roi des gueux.

« Fleurs de boisson » et les deux sonnets qui suivent dans notre sélection font partie de ce dernier ensemble.

Ce recueil avait donc à l'époque tout pour plaire à un large public ; en outre le procès et l'emprisonnement du poète lui apportèrent sûrement bon nombre de lecteurs supplémentaires. Nous écouterons tout à l'heure l'un de ces poèmes interdits : Fils de fille. Quatre autres poèmes ont été en partie censurés. Il est intéressant de voir ce qui a paru insupportable aux juges.

Dans « Idylle de pauvres », long poème de 90 vers environ, au printemps, au moment où « le dur paysan retourne à ses travaux », deux enfants, une fille de 17 ans, qui déjà « a servi [...] aux plaisirs de plus d'un vagabond », va découvrir avec un petit gars de quinze ans « ce que c'est qu'un amant ». Après le jugement, Richepin remplacera la cinquantaine de vers hugoliens et sensuels qui raconte ces ébats charnels par les deux vers suivants : 

Ici deux gueux s'aimaient jusqu'à la pâmoison
Et cela m'a valu trente jours de prison.

Moyennant quoi, il fut par la suite accusé d'avoir parlé d'amours homosexuelles !

Autre poème interdit : « Voyou ». Strophe incriminée : 

Mais crottas ! Si j'suis pas d'la haute
Quoiqu' en jaspin'nt les médisants,
Faut pas dire qu' ça soye d' ma faute :
Ma sœur a pa' encor dix ans.

Ce que Richepin a décidé de remplacer par les deux strophes suivantes : 

Vrai, vous savez, c'est pas ma faute.
J' fais quoi que j' peux. J' vous dirais ben
Pourquoi c'est que j' suis pas d 'la haute
J' l'avais mêm' dit à m' sieur Richepin.

Mais il faut croir' que ça doit pas s' dire,
Puisque, pour s'êt' fait mon écho,
On l'a fourré dans la tir' lire.
Avec les pègres d' pélago.


De « Frère, il faut vivre », adressé à Maurice Bouchor, je ne citerai que deux des vers qui ont motivé l'interdiction : 

Frère, bois à plein verre et baise à pleines lèvres.
Mange aussi ! Manger, boire et baiser, tout est là.

Et voici le dernier vers de chaque strophe du cinquième poème interdit, une ballade adressée à une certaine Margot : 

Trinquons du verre et du nombril.

Le journal Le Gaulois qualifia La Chanson des gueux de « livre atroce » et exprima le souhait « qu'il soit administré comme vomitif aux conservateurs qui font risette aux radicaux ». Flaubert, quant à lui, avait un autre point de vue et ironisa ainsi : « Si seulement on avait exhibé Richepin, au profit des pauvres, déguisé en Hun de la conquête, pour donner aux parisiennes le goût de la beauté barbare ! Mais lui voler trente jours de liberté, c'est de la folie, ça n'a pas de nom, c'est à faire rougir d'être Français ».

Les Blasphèmes (1884)

« Dix lignes de Voltaire, bien choisies, ou une page de Diderot, prise au hasard, contiennent plus de venin que tous les Blasphèmes de M. Richepin », a estimé le critique Brunetière dans La Revue des deux mondes en 1884. Dans ses Impressions de théâtre, Jules Lemaître a préféré parler de la « manifestation d'une pensée », de « l'éruption d'un tempérament », de « l'explosion d'une rhétorique ».

Cette explosion, cette fois, ne valut à l'auteur de ce livre aucun procès. Il est vrai qu'il n'y était plus question essentiellement de mœurs ni de misère.

Livre. Je n'ai pas dit recueil. En effet, les poèmes ici sont disposés pour illustrer progressivement une thèse. Dans sa dédicace à Maurice Bouchor, Richepin écrit : « Je doute que beaucoup de gens aient le courage de suivre, anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes pour arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire. »

Anneau par anneau. Ce qui veut dire que la lecture d'un poème ne donne qu'un aspect très partiel du sujet, et même souvent se trouve en contradiction avec la thèse. Vous vous en rendrez compte en écoutant tout à l'heure les sonnets choisis.

Parmi les anneaux, il en est de très oratoires et très longs, qu'il n'était pas possible de lire ce soir, notamment le prologue et les cinq derniers. Trois d'entre eux s'attaquent à ce que Richepin appelle les « nouvelles idoles ».

Car, en somme, la thèse est celle-ci : pas de Dieu créateur, tout est gouverné par le hasard ; l'humanité s'est libérée des superstitions anciennes mais trois idoles demeurent, qui doivent être rejetées : la Raison, qui pousse l'homme à se torturer sans fin dans des analyses obstinées au lieu de jouir de la vie, la Nature, cette marâtre cruelle, et le Progrès, considéré comme « un rien rempli de vent », « la foi dans un but assuré ».

La Mer (1886)

Voilà bien un autre livre de poésie à la composition fort originale. En guise de préface, dix sonnets s'enchaînant comme les parties d'une dissertation !

Ensuite, un long poème d'allure religieuse, « Les litanies de la mer », qui compte près de deux cents strophes de trois vers, où Richepin reprend pour les attribuer à la mer les apostrophes à Marie des Litanies de la sainte Vierge : « Sainte Mère de Dieu », « Mère du Christ », « Mère très pure », « Rose mystique », « Trône de la Sagesse » etc. Il s'écrie à la fin : 

Parmi les brouillards bleus de l'encens odorant,
Des orgues j'ai versé toutes les harmonies,
Susurrements de brise et fracas de torrent,

Et chantant de mon mieux en syllabes bénies
Ta grâce et tes fiertés, ta force et tes douceurs,
J'ai répandu mon cœur d'athée en litanies

Pour confesser ta foi, Reine des confesseurs.

Quatre vingt-dix poèmes environ suivent. Ils sont répartis assez rigoureusement dans des chapitres : Marines, Matelotes, Les gas, Étant de quart, Les grandes chansons et Finale, où trois poèmes concluent par rapport aux sonnets de la « préface ».

Verlaine n'apprécia guère cet ouvrage : « La Mer est une Bièvre sans rivages, de grossièreté par ci, de platitude par là, de médiocrité partout. » Mais Édouard Herriot, aux funérailles du poète, révéla que, parmi les œuvres de ses amis, La Mer était son recueil favori.

Les Caresses (1887)

C'est l'amour toute l'année qui est le thème principal dans ce recueil, dont certains disent qu'il a peut-être inspiré Germain Nouveau pour ses Valentines.

Pas de textes polémiques ni de dissertation. Seule allusion, peut-être, aux idées antireligieuses de l'auteur ou simple idée poétique, pour la sonorité des mots : les quatre saisons pour les amours, qui constituent les quatre parties du recueil, sont présentées tour à tour sous des titres empruntés au calendrier révolutionnaire : floréal, thermidor, brumaire, nivôse...

Poèmes de badinages ou de caresses, mais en général, pas de tendresse : le ton est donné dès le premier morceau, « Déclaration » : 

L'amour que je sens, l'amour qui me cuit,
[...]
C'est l'amour de chair, c'est le plat tonique.

Mes paradis (1895) et La Bombarde (1899)

Mes paradis. Ce n'est pas le dernier ouvrage de poésie de Richepin, mais il m'apparaît comme une sorte de conclusion, tant sont repris sous des formes diverses les différents thèmes développés précédemment. D'ailleurs, le poète avait conçu un projet plus grandiose, en trois volumes : le paradis de l'athée, l'évangile de l'antéchrist, les chansons éternelles. C’est peut-être à cause de cette révision à la baisse de ses ambitions poétiques que le recueil paraît beaucoup moins logiquement structuré que les autres, ce qui n’empêche pas une bonne part des poèmes d’être savoureux.

Quant à La Bombarde, son sous-titre est « Contes à chanter ». Ce sont en fait des récits en vers de longueurs et de formes variées, qui disent autrement tout ce que Richepin tient à répéter partout, en particulier que, même si l’on est un gueux, la vie mérite d’être vécue pour boire, mais seulement du vin, et pour aimer.

À l’aube du XXe siècle, Jean Richepin espérait avoir été le Lucrèce du XIXe. À l’aube du XXIe siècle, il se peut que Michel Onfray, auteur notamment du Traité d’athéologie, soit, poésie en moins, réflexion philosophique en plus, le Richepin d’aujourd’hui.

 

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