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Charles Van Lerberghe : choix de poèmes

La barque d'or

Dans une barque d'Orient
S'en revenaient trois jeunes filles ;
Trois jeunes filles d'Orient
S'en revenaient en barque d'or.

Une qui était noire
Et qui tenait le gouvernail,
Sur ses lèvres, aux roses essences,
Nous rapportait d'étranges histoires
Dans le silence.

Une qui était brune
Et qui tenait la voile en main,
Et dont les pieds étaient ailés,
Nous rapportait des gestes d'ange,
En son immobilité.

Mais une qui était blonde,
Qui dormait à l'avant,
Dont les cheveux tombaient dans l'onde
Comme du soleil levant,
Nous rapportait sous ses paupières,
La lumière.

La survenue

En ces matinales nymphées
L'une est venue et l'autre aussi ;
Puis il en vint qui étaient fées,
Mais la plus belle est celle-ci :

Quoique ayant traversé le monde,
Quoique vieille de milliers d'ans,
C'est une fille aux boucles blondes,
Une enfant parmi les enfants.

Au pays où naît la lumière,
Ouvrant ses doux yeux étemels,
Par delà la mer solitaire
Elle est née, un jour solennel.

Au bord de sources enchantées,
Dans de grands jardins somnolents,
Des esclaves l'ont éventée
Avec de sourds éventails blancs.

D'autres oignirent son corps brun
De ruisselants et clairs parfums,
Pour qu'elle fût brillante et belle,
Et que la mort glissât sur elle.

Et puis au gré de son destin.
Sur les eaux de la mer solaire.
Elle est partie, un beau matin,
Dans le vent qui soufflait de terre »

Et maintenant elle est venue
Jusque sous notre ciel brumeux.
Et sa pensée est devenue
Un vague crépuscule bleu.

Faible et pâlie, un peu morose,
Couleur du temps, couleur des choses,
Moitié lune, moitié soleil,
Demi-songe, demi-réveil.

Et sa voix divine a chanté.
En son mystérieux langage,
Le doux songe de la beauté
À travers de pâles images.

Le miroir

Je suis une image dans l'ombre,
Un lieu vaguement ébloui ;
Au sein des profondes ténèbres
Une diffuse clarté qui luit.
C'est pourquoi mon âme est sombre,
Comme les fleuves de l'Érèbe
Et les sources de la nuit ;
C'est pourquoi je réfléchis
Le ciel d'azur et la lumière,
Tout ce qui passe, tout ce qui change.
C'est pourquoi les douces fleurs de la terre,
Et le clair visage des anges,
Se mirent en moi.
Je repose entre deux petites mains
Qui sont ici dessous ouvertes.
Et que tes yeux ne peuvent voir ;
Car toute offrande aux dieux offerte
L'est humblement ou l'est en vain.
Mais si tu veux qu'en ce miroir
La terre s'efface et la lumière,
Et le bleu mirage des choses,
Il suffit d'une haleine rose,
De deux lèvres ici près,
Et mon songe est effacé.

Les images

Un jour, les images parées
Du beau livre de l'enfant,
En sortirent comme des fées
D'im palais de diamant.
Une d'elles toucha l'épaule
De l'enfant presque assoupi.
C'était une image sans paroles,
Haute et blonde comme un épi.
Oh ! nous sommes vraiment lassées,
Lui dit-elle tout à coup,
De porter ces lourdes pensées,
Comme un étouffement sur nous.
Nous venons respirer le large !
Et toutes, redressant soudain
Le front de vierges que leur charge
Avait si lourdement étreint.
Apparurent des immortelles.
Joyeux à la fois et surpris.
L'enfant, radieux, leur sourit,
Car il n'avait adoré qu'elles.

Ronde

Mets ta main ronde dans ma main,
Dans ma main ta main rose et ronde

Dansons la ronde.

Ronde est ma bouche et rond mon sein,
Comme la coupe et le raisin.

J'ai couronné de roses rondes
Mes longs cheveux d'or souple et fin.

Mets ta main rose dans ma main.

La lune dans la nuit profonde,
Et le soleil dans le matin,

Mes bras nus et mes boucles blondes,
Mon baiser et mon cœur enfin,

Les plus belles choses du monde
Sont des choses rondes :

Dansons la ronde.

Charles Van Lerberghe, Entrevisions, 1896.

La mort

Oh ! que sa main est petite et blanche !
On dirait une fleur qui penche...

Elle repose, elle dort,
Elle a touché la mort,

Elle est vide, et toute légère,
Elle a accompli son sort sur la terre.

Tu peux la prendre, ô Seigneur !
Elle a touché le bonheur...

La lune brille sur son visage,
Et ses yeux sont pleins de nuages.

Sa bouche pose, entrouverte et paisible,
Comme au bord d'une coupe invisible.

On a couché ses longs bandeaux
Comme des blés sous une faulx.

Lentement, sans bruit, sans secousse,
La porte s'ouvre sur la nuit douce...

Épitaphe

Sous ce marbre où croissent des lys
Avec des roses et du lierre,
Gît une enfant morte jadis,
Qui n'était qu'amour et lumière.

Quand vint le soir, un ange mit
Sur son front le sceau d'allégresse.
Et la mort calme l'endormit
Dans son étemelle jeunesse.

C'est pourquoi n'ayez de remords,
Passez, passants, la vie est brève,
Et les pleurs sont tristes aux morts
Qu'elle repose dans son rêve.

Entrevisions, 1896.

La tentation

Un silence se fit dans le déclin du jour.
Une plainte expira, puis un soupir d'amour.
Puis une pomme chut, une autre encore, et d'autres,
Dans l'herbe haute et chaude et l'ombre d'émeraude.

Le soleil descendit de rameaux en rameaux ;
On entendit chanter un invisible oiseau.
Une senteur de fleurs molles et défaillantes
Sur la terre glissa comme une vague lente.

Et pour mieux enchanter celle qui vient, les yeux
Baissés, et comme en songe, et le cour oublieux,
Par les troubles sentiers de ces jardins magiques,

Le soir voluptueux, dans les airs attiédis,
De ses subtiles mains complices étendit
L'insidieux filet des étoiles obliques.

Dans son jardin caché de roses et de silence,
Lente et close elle avance,
Le front las et penché.

Si lente elle va qu’il semble qu’elle sommeille ;
Non, elle veille ; même elle voit :
Elle regarde, de ses yeux sombres,
Les fleurs de soleil où ses pieds blancs,
Monte, grandit, l’envahit toute.

Est-ce déjà le soir ? Elle écoute.
Non, ce n’est pas le reflet de la nuit.
Dans le ciel, pas un glissement d’ailes,
Sur terre, pas un bruit.

Et pourtant, il semble, une voix appelle...
Et des mains s’ouvrent dans l’air qui tremble.

Mais doucement elle se dit :
« Il est divin, qui vient ainsi
Comme le souffle où se cache le fruit ».

Elle sourit et songe encore :
« Comme la douce et profonde nuit... ».

Une voix appelle, une bouche approche.
« Comme l’Amour et le Bonheur. »
Sa tête s’incline sous la bouche,
Et ses longs cheveux touchent
La Terre en fleur.
[...]

La faute

Il luit dans l'ombre,
Le beau fruit d'or,
Il luit comme un trésor
Entre ces feuilles.
C'est pour toi qu'il a mûri,
Le beau fruit du paradis.
Quelles roses lui sont pareilles ?

Voilés de leurs ailes,
Les anges sommeillent...

Voici que la nuit vient,
Pas une étoile ne se lève.
Oh ! rien
Qu'un effleurement
De tes lèvres...
Qui peut savoir ?
Le souffle du soir le touche bien.

Écoute ma chanson ;
Elle murmure à ton oreille :
Approche et cueille.
Les anges sommeillent...

Je l’ai cueilli, je l’ai goûté
Le beau fruit qui enivre
D’orgueil, et je vis !
Je l’ai goûté de mes lèvres
Le fruit délicieux de vertige infini.
Mon âme chante, mes yeux s’ouvrent,
Je suis égale à Dieu !

Un autre monde de beauté
S’étend devant mes rêves :
De toutes choses sur la terre se lèvent
De nouvelles clartés.
Ah ! tout n’était qu’illusion humaine,
Et songes décevants !
Pour la première fois je vois et je comprends,
Comme Dieu même.

Ah ! qu’en la paix de l’Eden il repose,
L’arbre miraculeux de lumière et de vie,
Où je devais trouver la mort !
Pas un frisson dans ses feuilles ravies.
Avec quel sourire de calme bonheur,
Il respire l’air empourpré du soir !
Et voici qu’à la place où furent ces fruis d’or,
Les rameaux innocents se sont couverts de roses.
[...]
Et je danse et je chante, et danse encore.
Je danse nue, éblouie et superbe,
Comme un serpent dans les hautes herbes.
Je danse et rampe dans les airs,
Comme une fleur de l’enfer.

Je danse ailée, frémissante et sonore,
Au fond du tourbillon vivant,
Du tourbillon qui me dévore,
Du tourbillon où je descends.
Je danse jusqu’à ce que j’en sois lasse,
L’âme enivrée et chancelante
Du vin de la danse,
Et du vin de mon sang.

La chanson d’Ève, 1904.
(près de 2000 vers !)
 

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